Edgar MORIN, sociologue et philosophe, analyse le raidissement des antagonismes entre deux France – l’une humaniste, l’autre identitaire, dans un entretien au « Monde » daté du 21 novembre 2020
Extraits du journal Le Monde du 21 novembre 2020 pages 28-29 :
Je ne confonds pas pour autant islam et djihadisme : entre le pieux musulman et le fanatique meurtrier, comme entre François d’Assise et Torquemada, il y a tout un monde extrêmement divers. Le mot « islamisme » occulte cette diversité pour n’y voir que prosélytisme et refus de démocratie et de laïcité. Certes, la charia est incompatible avec les lois d’une République laïque. Mais la majorité des musulmans de France accepte les lois républicaines et les croyants sont d’autant plus pacifiques qu’ils pensent candidement que leur religion est une religion de paix. L’islam paraît aux Français comme une religion exogène, ce qu’elle est du fait de son origine et de sa langue arabe. Mais c’est en même temps une religion totalement judéo-chrétienne, fondée sur le récit biblique et intégrant Jésus comme prophète.
J’ai horreur de tout fanatisme meurtrier comme celui qui a sévi au XXe siècle et renaît sous des formes religieuses traditionnelles. J’aime discuter avec les croyants, mais je n’aime pas les offenser ; ne pas offenser ni humilier est mon credo éthique à valeur universelle : le respect d’autrui me demande de ne pas bafouer ce qui est sacré pour lui, mais je me donne le droit de critiquer ses convictions. Le respect de la liberté comporte ma liberté de parole.
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D’où cet apparent paradoxe : je suis pour la liberté des femmes qui se dévoilent en Iran et pour la liberté des femmes qui se voilent en France. Voilà « d’où je parle » : ni islamiste ni gauchiste, mais montaigniste et spinoziste. Aussi je souhaite que nous regardions la situation dans toute sa complexité. Ce qui n’atténue en rien la condamnation du fanatisme meurtrier des djihadistes islamistes.
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Que pensez-vous de la republication des caricatures de Mahomet et de leurs usages, notamment pédagogiques, politiques et idéologiques ?
Récapitulons : les caricatures de Mahomet sont une invention non pas française, mais danoise. Ces caricatures établissent un lien ombilical entre le prophète fondateur de l’islam, révéré par les musulmans pieux, et les terroristes djihadistes d’aujourd’hui, ce qui est pour le moins contestable. Elles n’ont pas été reproduites dans des pays libéraux comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, ni dans les pays comme l’Italie ou l’Espagne, dont les lois prohibent les insultes à la religion.
La publication des caricatures de Mahomet, même si elle est blasphématoire pour de pieux musulmans, est licite en France, et le droit au blasphème fait partie de nos libertés. Charlie Hebdo est le continuateur, voire l’amplificateur, d’une tradition anticléricale et libertaire française qui a été salubre tant que l’Eglise avait forte puissance sur notre société. Cet antichristianisme s’est atténué avec l’acceptation de la laïcité par l’Eglise, et il est devenu aujourd’hui caduc. L’hebdomadaire satirique a reproduit ces caricatures en 2006, suscitant des réactions laudatives et des réactions critiques, dont une plainte d’associations musulmanes qui est rejetée en procès, en 2007. En 2011, les locaux de Charlie subissent un incendie criminel, puis celui-ci s’oublie.
Les attentats de 2015 changent à la fois le sens de l’hebdomadaire et celui des caricatures : Charlie n’est plus feuille satirique mais devient symbole de la liberté d’expression ; les journalistes assassinés deviennent, à juste titre, des martyrs de la liberté ; les caricatures danoises deviennent patrimoine national français.
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Il faut être attentif aux effets pervers d’actes à intention salutaires. Il y a parfois contradiction entre liberté et responsabilité de parole ou d’écrit. Nous sommes dans un de ces cas, et nous devons savoir que le choix comporte un risque. Il y a parfois coïncidence entre responsabilité et irresponsabilité ; ainsi, il me semble irresponsable de prendre la responsabilité d’assumer comme vérité de la liberté française la propagation à l’infini de caricatures danoises.
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La liberté d’expression ne saurait exclure toute prévoyance des malentendus, incompréhensions, conséquences violentes ou criminelles qu’elle peut provoquer.
Est-ce que ces caricatures peuvent aider des êtres pieux et croyants à mettre en doute leur croyance ? Nullement.
Est-ce qu’elles peuvent contribuer à affaiblir le djihadisme ? Nullement.
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Dans les conditions de la France actuelle, je sens la nécessité de lutter sur deux fronts : celui de la résistance à la xénophobie, aux racismes, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, qui sont des barbaries de civilisation moderne, et celui de l’action contre les fanatismes meurtriers qui portent en eux toute la vieille barbarie. Cette action comporte évidemment la répression de la violence meurtrière, mais elle comporte aussi la prévention qui elle-même comporterait une politique des banlieues, une réduction des inégalités sociales et économiques, et une éducation humaniste régénérée.
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Je crois en la nécessité d’organiser et de fédérer des oasis de résistance de vie et de pensée, de continuer à montrer la possibilité de changer de voie, de ne pas sombrer nous-mêmes dans les vices de pensée que nous dénonçons. J’ai vécu le somnambulisme dans la marche au désastre des années 1930. Aujourd’hui, les périls sont tout autres, mais non moins énormes, et un nouveau somnambulisme nous assujettit. Selon la formule d’Héraclite : « Eveillés, ils dorment. »