Les relations entre les musulmans et l'Etat Français : bref aperçu historique
Intervention (*) de Omero Marongiu-Perria sur un rapide historique de l’histoire de l’institutionnalisation des relations avec les musulmans vue comme un processus de recherche par l’État d’un interlocuteur à travers une structure de type pyramidale au niveau de l’Islam dans le contexte français.
La problématique englobe aussi la façon dont les acteurs associatifs musulmans qui se structurent progressivement (en fédérations pour une partie d’entre eux) se situent par rapport aux pouvoirs publics, avec des stratégies de dialogue, de positionnement qui ne sont pas indépendantes des enjeux intra-musulmans.
Il existe une longue tradition de rapport entre l’État français et les musulmans notamment sur le plan institutionnel. Sadek Sellam l’analyse en profondeur dans son ouvrage La France et ses musulmans : un siècle de politique musulmane (1895-2005) dans lequel il restitue le processus d’institutionnalisation progressif de l’islam.
Voici quelques dates clefs pour comprendre la structuration institutionnelle de l’islam en France depuis environ quarante ans.
1979 : création du Groupement Islamique en France (GIF), une émanation du giron des Frères Musulmans, avec des protagonistes encore présents et actifs aujourd'hui (comme les dirigeants de l’UOIF, aujourd'hui « Musulmans de France », une tendance qualifiée communément d’islam politique ou d’islamisme, directement lié aux Frères Musulmans).
1983 : création de l’Union des Organisation Islamique de France (UOIF) à la suite du GIF.
è Les Frères musulmans développent un projet d’accompagnement de la « sédentarisation » des musulmans qui consiste, dans un premier temps, à préserver l’identité religieuse de ceux encore perçus comme des migrants temporaires sur le territoire français et qui ont pour vocation à repartir dans leur pays d’origine. Sauf qu’à l’époque les pouvoirs publics ont déjà mis en place des dispositions légales pour permettre l’installation définitive des migrants et de leur famille, après l’échec de la politique du retour au pays promue au début des années 1970. Suite à l’élection de François Mitterrand, en 1981, les enfants de migrants se voient faciliter l’accès à la nationalité française et les étrangers peuvent désormais créer des associations sans autorisation préalable du ministère de l’Intérieur. Aussi, du côté des militants islamistes, on développe progressivement une stratégie de revendication d’ajustements du droit commun à une vision spécifique de l’appartenance à l’islam.
1985 : création de la Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF). C’est la première tentative qui a émergé des musulmans, mais avec une incitation assez forte des pouvoirs publics de l’époque, pour créer une instance fédérative. Elle va regrouper la majeure partie de ceux qui sont encore aujourd'hui les interlocuteurs des pouvoirs publics en tant que présidents des grandes mosquées et fédérations. Sauf que, très rapidement, les structures qui sont en grande majorité dirigées par des personnes d’origines marocaines vont prendre une sorte de leadership par le nombre. Le poids numérique fait que ces dirigeants supplantent quelques part l’hégémonie traditionnelle de la Mosquée de Paris sur l’islam institutionnel. La FNMF va être plus dans une stratégie de défense des intérêts des musulmans issus de la migration marocaine.
Cette dimension ethno-nationale de l’islam français est un fait, une réalité qui conditionne aujourd'hui encore les relations entre les fédérations musulmanes. La tentative de fédération, à travers la FNMF, se solde donc par un échec. Elle avait pour objectif premier de réguler les questions liées à la viande halal.
1989 : les médias relayent assez largement les premières « affaires » de port du voile par des collégiennes. Le voile représente désormais un marqueur identitaire fort et le signe d’une religiosité ostensible chez une partie des nouvelles générations de musulmans, et les associations affiliées à l’UOIF développent des structures d’accompagnement des filles. Les pouvoirs publics tentent la mise sur pied du Conseil de réflexion sur l’islam de France (CORIF), composé de quinze personnalités issues des fédérations et grandes mosquées.
1995 : Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, a décidé, depuis 1993, d’octroyer le leadership de l’Islam institutionnel à la Mosquée de Paris :
- le ministère octroie à la Mosquée de Paris, à la Mosquée de Lyon et à la Mosquée d’Evry le contrôle de la certification halal dans les abattoirs. Aujourd'hui encore ce sont des 3 entités qui ont l’autorisation de superviser la production de viande halal dans les abattoirs. Ce sont elles aussi qui retirent les bénéfices de la taxe pour rémunérer les contrôleurs ;
- en 1995, le ministre demande à la Mosquée de Paris de lui produire une « charte des musulmans de France ». À l’époque il y a des problématiques internes aux musulmans, des points de tension sur la façon d’interagir avec les références droit musulman classique (ce qui reste jusqu’à aujourd'hui des points d’achoppement) : liberté de conscience, liberté religieuse (i.e. d’avoir, de ne pas avoir et de changer de religion), rapport homme femme, rapport aux non-musulmans, hégémonie religieuse (les relations sociales d’un société devraient être dirigées, soumises à un droit directement puisé des textes religieux musulmans). Cette charte fait l’impasse sur ces questions-là, d’où les critiques qui lui sont adressées.
1999 : Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, entame une stratégie de temporisation : il faut faire émerger une instance représentative, mais c’est aux musulmans de prendre le temps de se fédérer entre eux. Mais il avait aussi imposé, à l’issue de la consultation (isticharah) la signature d’un protocole et d’une charte d’engagement des musulmans. Des fédérations refusent et l’UOIF butte sur un article spécifique mentionnant la possibilité de changer de religion, avec comme argument : nous sommes Français nous n’avons pas besoin de prouver que nous respectons cette liberté de changer de religion. Ce point de vue est pour le moins discutable, on en conviendra.
Au début des années 2000 la fédération des organisations islamiques en Europe, dont l’UOIF est membre, produit sa propre charte sous le titre Charte des musulmans d’Europe. Un texte assez long qui affirme accepter le cadre laïque français et les dispositions du droit européen, mais dans une perspective communautaire. L’analyse des formulations est importante car elle indique bien que, dans leur vision, les musulmans forment une communauté et dans les contextes laïques, les pouvoirs publics n’ont pas le droit de les empêcher de se structurer sur une base communautaire et de revendiquer des droits spécifiques. Nous sommes dans le prolongement des problématiques de années 1980 où on avait déjà la vision d’une identité communautaire qui doit s’affirmer, notamment par des attributs de visibilité (culte, vêtement, des idées, un mode de vie, etc.) C’est une forme de da’wa, de prédication.
2003 : Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, accélère la création du CFCM, avec un double fonctionnement :
- un niveau local et régional plus ou moins démocratiques avec une répartition des sièges en fonction de la superficie des bâtiments dédiés spécifiquement au culte,
- un niveau national avec un système de sièges pré-attribués entre les marocains (qui se sont scindés depuis), la mosquée de Paris, les deux tendances turques, l’UOIF, le tabligh, la Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA)).
Depuis sa création, le CFCM qui n’a pas été en capacité de gérer des dossiers très importants et il connait toujours plusieurs déficits : intellectuel, dans la capacité à définir son identité, logistique, d’infrastructure, etc.
2015 et les attentats : les pourvois publics français ont renforcé une approche très « césaro-papiste » (l’expression est de feu Bruno Etienne). La pression est accentuée sur toutes les tendances musulmanes pour prendre des positions beaucoup plus fortes sur le plan symbolique pour affirmer leur attachement à la France.
(*) Intervention donnée le 30 janvier 2021 lors de la session nationale des délégués du Service National pour les Relations avec les Musulmans, service de la Conférence des Evêques de France
Je suis docteur en sociologie (2002, Lille I), spécialiste de l'islam français ; j'analyse la façon dont les identités musulmanes se développent en contexte sécularisé. Au delà, mes champs ...
http://omeromarongiu.unblog.fr/2016/08/07/objectiver-sa-realite/